Le réflexe du lézard
Paysage grandiose des montagnes Rocheuses, non loin de Denver dans l'état du Colorado, juste au pied de la masse granitique du Mount Evans.
Il n'est pas tout à fait 7 heures du matin quand une voiture tout-terrain quitte un chemin pierreux de montagne pour s'approcher d'un lac. Stephen Perocki serre à fond le frein à main, puis il saute à terre et dévale le talus vers l'étendue d'eau pure, en contrebas; peu accessible, ce lac est toujours désert. Ici, Stephen est seul dans son royaume. Or à trente-huit ans, cet homme robuste, infirmier dans un hôpital de Denver, a besoin de grands espaces où venir s'aérer. Et tant pis si aujourd'hui, le ciel trop blanc vire à la neige. << Les saumons, se dit-il, n'en mordront que mieux !>>
Stephen retourne à sa voiture, et en sort la mallette métallique où se trouve rangé son matériel de pêche. Alors qu'il redescend vers la berge, il perçoit un grondement sourd derrière lui. Il se retourne, et le spectacle qu'il découvre est terrible : d'importantes masses de granit viennent en effet de se détacher de la paroi en surplomb, et dévalent la pente vers le lac. Des rochers de toutes tailles, certains énormes, gros comme des voitures, et qui pourtant rebondissent comme du gravier en soulevant une poussière épaisse.
Avant qu'il ait pu réagir, Stephen est renversé par un bloc, qui le traîne sur plusieurs mètres avant de s'écraser sur sa jambe gauche, lui broyant le tibia. La douleur est si violente que le pêcheur en perd connaissance.
Quand Stephen revient à lui, il lui faut plusieurs secondes pour prendre conscience de la situation. Il se redresse péniblement : pas de doute, le rocher est toujours là, masse énorme, indéplaçable, écrasant sa jambe. Il jette un oeil à sa montre : déjà 9 heures passées. Stephen constate que la douleur, bien que présente encore, a beaucoup diminué. Mais ses nombreuses années de travail à l'hôpital lui ont appris à ne pas s'y fier; sa jambe a simplement subi un gros traumatisme, et toute cette région de son corps est devenue vaguement insensible, comme anesthésiée.
Stephen sait bien qu'il ne s'agit que d'un répit provisoire.
En contrepartie, la fièvre s'est emparée de lui et le fait transpirer. Tirant un grand mouchoir d'une poche de sa canadienne, il s'éponge le visage, comme on le ferait en plein été. Pourtant, au bord du lac, la température a nettement chuté, et l'air, d'un froid vif, est à présent saturé de petits flocons de neige. Stephen doit rester bien couvert.
Les yeux fixés sur sa jambe prisonnière du bloc de pierre, il tente de faire le point sur sa terrible situation : il est gravement blessé et immobilisé dans un endroit désert, où il est inutile d'espérer rencontrer âme qui vive. Sa femme, Judie, est seule à savoir en gros où il se trouve, et il est évident qu'elle n'aura aucune raison de se soucier de son absence avant la fin de la soirée. Même alors, en admettant que l'on se mette à sa recherche, il n'y a pas le moindre espoir de voir décoller un hélicoptère de nuit, en pleine montagne, surtout par temps de neige !
Or le temps ne fait que se dégrader, les flocons tombent de plus en plus dru; à tel point que, depuis quelques minutes, Stephen est entièrement recouvert d'une pellicule blanche qui ne fait que s'épaissir. Et c'est avec horreur qu'il doit se rendre à l'évidence : s'il ne trouve pas un moyen assez rapide pour se dégager de ce maudit bloc de pierre, il va mourir de froid, abandonné là comme un animal pris au piège. Une mort lente, inexorable - atroce.
- Ohé ! crie Stephen aussi fort qu'il peut. Ohé ! Au secours !
Répercutés par l'écho, ses cris désespérés sont, malheureusement, tout à fait vains.
<< Un animal pris au piége...>> D'un seul coup, cette image permet à Stephen d'entrevoir une possibilité de sauver sa peau. Tout le monde a entendu parler de cela : quand un renard ou une belette se retrouvent prisonniers d'un piége en fer, il n'est pas rare qu'ils se mutilent eux-même pour s'en libérer. Et, dans ce cas, les braconniers ne retrouvent, au matin, qu'un morceau de queue ensanglantée, ou une patte...
- Non, murmure Stephen. Pas ça, c'est impossible !
A présent la couche de neige dépasse les vingt centimètres; progressivement, silencieusement, elle est en train de tout recouvrir; l'humidité s'infiltre dans les vêtements du pêcheur et, malgré la fièvre, il est transi de froid. Des larmes douloureuses brûlent ses yeux. Au bout d'un long moment de désespoir muet, il se met à glisser dans une douce torpeur; il se sent vide, presque léger, observant les détails de la scène comme s'ils ne le concernaient pas. Là encore, l'infirmier a le bon réflexe. << Je suis en train de me laisser aller, pense-t-il. Si je ne réagis pas, je vais mourir !>> Stephen Perocki serre les poings et respire à fond : << Tant pis, pense-t-il, je n'ai pas le choix...>>
S'allongeant doucement dans la neige, il s'étend de tout son long pour attraper, là, juste au bout de sa main droite, la mallette qu'il parvient à rapprocher de lui en la tirant par un coin. Puis il se redresse, ouvre le petit coffre et en extrait une bobine de fil de pêche fluorescent, résistant mais pas trop gros...et un couteau, petit mais acéré, et propre - celui dont il se sert habituellement pour éventrer les poissons.
Stephen relève un instant la tête en arrière, et prend le temps de respirer à fond. Dans toute sa carrière d'infirmier, il n'a eu que trois fois l'occasion d'assister à une amputation de la jambe; il doit mobiliser ses moindres souvenirs s'il veut avoir une chance de s'en sortir. Ne disposant pas, bien entendu, de tout le matériel nécessaire, il attaquera à l'endroit le plus faible, au niveau de l'articulation, juste sous la rotule...
Stephen Perocki est prêt. Il commence par agrandir le trou pratiqué dans son jean lors de la chute, et coupe la toile pour laisser apparaître la jambe nue. Cette fois, il faut y aller. L'infirmier s'assure du tranchant de son petit couteau, puis, bloquant sa respiration, il attaque la chair avec force. Immédiatement la douleur est extrême, et remonte jusqu'à l'abdomen. Stephen serre les mâchoires. Il lui faut absorber l'hémorragie à l'aide de son grand mouchoir, avant d'entreprendre de trancher dans les faisceaux de ligaments. L'homme ne sait déjà plus trop ce qu'il fait; la douleur lui déforme le visage et le pousse à aller chercher ce qui lui reste d'énergie très loin en lui-même.
L'artère fémorale vient d'apparaître, et c'est le moment le plus délicat de l'opération, Stephen le sait. Il se munit d'un morceau de fil de pêche, puis, d'un coup sec, il tranche l'artère et la suture comme il peut. Mais le noeud ne tient pas; il doit s'y reprendre à trois fois et perd beaucoup de sang - autour de lui, la neige est toute rouge. Stephen, au bord de l'évanouissement, doit également sectionner et ligaturer les deux vaisseaux dérivés de cette artère, avant d'attaquer le nerf sciatique, cette sorte de cordon blanchâtre qui tient encore le tout. L'infirmier est à bout de résistance; cette amputation est un cauchemar qui n'en finit pas. Dans un ultime sursaut, il tranche le nerf; la souffrance est alors si intense que Stephen se voit mort. Pourtant il respire toujours, et sa jambe broyée se détache de son corps; il pousse alors au ciel un cri sauvage et puissant, un cri de douleur, de malheur et de soulagement mêlés, un cri que l'écho répercute à l'infini. Puis il s'évanouit dans la neige.
Quand Stephen reprend connaissance pour la deuxième fois, il est 16h30. La neige a cassé de tomber, mais le froid est intense. Il n'y a pas une minute à perdre. Rassemblant ses dernières forces, le jeune Américain entreprend de remonter la pente jusqu'au 4x4, en rempant sur le dos, mètre par mètre. Il lui faut près d'une heure pour regagner le véhicule, et encore un long moment pour se hisser à l'intérieur. Découragé, Stephen réalise alors que l'éboulement aussi endommagé le 4x4, qui risque de ne pas démarrer.
- Dieu soit loué ! murmure-t-il bientôt.
Il vient en effet de mettre le contact, et le moteur tourne sans problème. Heureusement la conduite est automatique, et Stephen peut piloter avec son seul pied droit. Ivre de douleur et de fièvre, il puise dans ses ultimes ressoursses pour guider le véhicule sur le chemin pierreux de montagne, roulant tout près de ravins impressionnants, le long de virages qui n'en finissent pas. Il n'est pas moins de 18h15 quand, plus mort que vif, dans un état indescriptible, il parvient enfin aux abords d'un petit village montagnard. Stephen le sent : il va s'évanouir pour la troisième fois. Encore un effort. Trop tard, il vient d'enfoncer la grille d'un chalet de vacances.
Des villageois accourent, perplexes. Ils ouvrent la portière, découvrent l'état de ce conducteur qu'ils croyaient ivre et qui en fait est gravement blessé. Moins d'une heure plus tard, Stephen Perocki est évacué vers cet hôpital de Denver qu'il connaît si bien, et où des chirurgiens professionnels vont le réopérer, sous anesthésie cette fois. Quant à la partie amputée de sa jambe, elle sera bientôt récupérée, pour être incinérée dans les formes.
A son reveil dans la chambre d'hôpital, Stephen s'est retrouvé entouré de ses deux fillettes. Elles l'ont embrassé tendrement et lui ont dit qu'il était le papa le plus courageux du monde.