Les morgues flottantes

Le Marlborough
Dans " Horizons invisibles", recueil de contes maritimes, Vincent Gaddis cite une histoire horrible de morgue flottante. Dans l'été de 1913, le navire anglais Johnson aperçut un voilier dérivant au large du Chili. En s'approchant, les membres de l'équipage virent que les mâts et les voiles étaient recouverts de moisissure verdâtre. A moitié effacé mais lisible, le nom du voilier, Marlborough, était inscrit sur la coque. Les planches du pont étaient tellement pourries qu'elles s'effondraient sous les pas des hommes montés à bord; ceux-ci trouvèrent un squelette au pied de la barre, six autres sur la passerelle et treize corps dispersés dans le navire.
L'on sut plus tard que le Marlborough avait quitté Littleton, en Nouvelle-Zélande, en janvier 1890, soit 23 ans auparavant, avec un chargement de laine et de mouton congelé. A bord se trouvaient plusieurs passagers, dont une femme. L'on n'avait plus eu de ses nouvelles depuis qu'il avait été aperçu, 23 ans plus tôt, sur la route normale en direction du détroit de Magellan.
Que s'était-il produit ? Ou ce navire était-il resté près d'un quart de siècle ? Aurait-il été prisonnier des glaces comme le schooner Jenny et beaucoup d'autres bateau ?
Le jenny
Le malheureux Jenny fut découvert par le baleinier Hope le 22 septembre 1860 dans l'Antarctique, au sud du détroit de Drake. Une muraille de glace se fendit brusquement, laissant apparaître le Jenny, sa coque déchirée et incrustée de glace, de la neige sur le pont, son gréement en morceaux; ses voiles en loques. Le froid avait parfaitement conservé les corps, qui avaient gardé des attitudes naturelles. Le cadavre du capitaine était assis sur une chaise, une plume à la main, penché en avant. L'examen du journal de bord révéla que le Jenny était emprisonné dans la glace depuis 37 ans ; la dernière mention, signée du commandant, était : "4 mai 1823. Rien à manger depuis 71 jours. Je suis le seul encore vivant."
L'Octavius
De l'autre côté du monde, l'Octavius ne résista pas en 1762 aux glaces de l'océan Arctique. Ce navire avait appareillé d'Angleterre pour la Chine en 1761. L'on suppose qu'à son voyage de retour le commandant avait décidé de chercher l'insaisissable passage du Nord-Ouest, au lieu de faire le tour de l'Amérique du Sud. Mais le bâtiment n'était encore que sur le côté nord de l'Alaska quand il fut pris par les glaces. Treize années plus tard, le baleinier Herald aperçut l'Octavius dérivant entre les icebergs, mais en eau libre. Tout de suite, l'équipage du Herald comprit que c'était un bateau de morts, et c'est avec répugnance qu'il exécuta l'ordre du commandant de mettre la chaloupe à l'eau pour aller à bord de l'Octavius, le capitaine Warren en tête.
Sur le pont recouvert de glace de l'Octavius, il n'y avait aucun signe de vie. Le capitaine Warren arriva au gaillard d'avant et, après avoir déblayé la neige, put ouvrir la porte. Il fut accueilli par une forte puanteur. Pénétrant dans le poste d'équipage, il vit que dans chacune des 28 couchettes gisait un marin mort, parfaitement conservé par l'air glacial. Les hommes étaient chaudement habillés et enveloppés de couvertures, mais le froid de l'Arctique avait été le plus fort.
La cabine du commandant répandait une odeur d'humidité et de moisissure; le visage du commandant était couvert d'une mince couche de moisissure verdâtre, mais le reste du corps était bien conservé. Il était éffaissé sur une table, les mains ouvertes et une plume à côté d'elles. Le capitaine Warren donna le journal de bord à un de ses hommes et passa dans la cabine voisine. Dans la couchette se trouvait le cadavre d'une femme, sous des couvertures. Gaddis écrit : "A la différence du commandant, sa chair et sa physionomie étaient intatctes et semblaient vivantes.
Sa tête était appuyée sur le bras, et il semblait qu'elle observait quelque chose au moment de sa mort. En suivant la ligne de son regard, Warren vit le cadavre d'un homme assis en tailleur et penché en avant ; il tenait dans une main un silex et dans l'autre un morceau de métal. Devant lui était un petit tas de copeaux de bois. De toute évidence, il tentait de faire du feu quand la mort l'avais surpris. A côté de l'homme se trouvait une épaisse vareuse de marin ; quand le capitaine le souleva, il découvrit en dessous le corps d'un petit garçon."

Les hommes de Warren furent saisis de panique et voulurent absolument revenir à leur bord. De retour sur le Herald, Warren se mit en devoir de lire le journal de bord, mais s'aperçut qu'en prenant place en hâte dans la chaloupe le marin auquel il avait confié ce document avait laissé tomber à la mer les pages du milieu. Les premières pages qui restaient donnaient des renseignements sur l'équipage, puis mentionnaient les heureux débuts du voyage vers la Chine. Manquaient ensuite les pages concernant les quatorze mois suivants, et la seule restante était la dernière. En date du 11 novembre 1762 était écrit : " Nous sommes pris par les glaces depuis 17 jours ; notre position approximative est 75° Nord, 160° Ouest. Le feu s'est éteint hier et notre maître a essayé de le rallumer, sans succés. Il a passé le silex et le fer au second. Le fils du maître est mort ce matin, et sa femme dit qu'elle ne sent plus le froid terrible. Nous autres ne paraissons pas pouvoir échapper à cette agonie."
Le point le plus surprenant de la découverte de l'Octavius est qu'il a été retrouvé dans les eaux du Groenland, à l'est du passage du Nord-Ouest, alors que ce navire avait été pris dans les glaces à l'ouest de ce passage, au nord de l'Alaska. Il a donc franchi tout seul le passage du Nord-Ouest. Il a dû avancer lentement vers l'est, saison après saison, prisonnier l'hiver, puis dérivant pendant la courte débâcle de l'été, jusqu'à atteindre l'Atlantique. Un sort ironique a voulu que l'Octavius soit le premier navire à franchir ce fameux passage, sans que son commandant et son équipage ne le sachent jamais.