Les lamentations de la fée de mort

"Cela a commencé très bas , puis est monté en crescendo ; la voix avait nettement quelque chose d'humain...la porte de la boulangerie ou je travaillais était ouverte, et les passants s'arrêtaient pour écouter. On put presque distinguer un ou deux mots gaéliques ; puis cela s'atténua peu à peu et mourut. Nous en avons parlé quelques minutes. Et, pour finir, vers cinq heures du matin, un des porteurs de pain entra et me dit: " Je crains que l'on ait besoin que vous sortiez la carriole, car je viens d'apprendre la mort d'une de mes tantes." C'est près de sa carriole que l'on avait entendu la mélopée de la fée de mort."
Il s'agit d'une créature dont on dit que le chant lugubre annonce la mort. La citation précédente est tirée d'une émission de la British Broadcasting Corporation, à laquelle participaient la spécialiste irlandaise en parapsychologie Sheila St Clair, et plusieurs personnes affirmant avoir entendu les horribles lamentations de la fée. Au cours de la même émission, un homme âgé de Country Down donna des détails plus précis sur ses gémissements funèbres. "C'était un son lugubre ; vous auriez cru entendre de vieux matous sur un mur ; mais ce n'étaient pas des chats, j'en suis sûr. J'ai cru que c'était un oiseau martyrisé ou quelque chose de ce genre...c'était un cri lugubre, qui diminua peu à peu..."
La fée de mort pleurait pour les anciens héros irlandais. Son chant a retenti pour le roi Connor McNessa, pour Finn Mac Cool, pour le grand Brian Boru dont la victoire mit fin en 1014 à la souveraineté des Danois sur l'Irlande. Plus récemment, on dit que sa voix mystérieuse a été entendue dans le village de Sam's Cross, quand le général Collins, commandant en chef de l'armée de l'Etat libre d'Irlande, périt en 1922 dans une embuscade. Quelques mois plus tard, le commandant Dalton fut tué à Tralee, et une chanson dit "Quand Dalton est mort, la fée a pleuré dans la vallée de Knockanure."
La fée de mort apparaît rarement ; lorsque cela se produit, elle prend la forme d'une femme rousse aux yeux verts.

Bien que son nom gaélique signifie "fée", de nombreux spécialistes la définissent plutôt comme un esprit. Dans certaines familles - par exemple les O'Brien - , on la considère presque comme un ange gardien, veillant silencieusement sur le sort de la famille et guidant ses membres dans des voies sûres et profitables. Lorsqu'un O'Brien meurt, ce gardien accomplit son dernier devoir en pleurant l'âme qui s'en va.
Voici l'interprétation donnée à Sheila St Clair par un homme du comté d'Antrim. D'après lui, les irlandais ont été, en récompense de leur piété, nantis d'esprits gardiens qui veillent sur chacun de leurs clans. Ces êtres célestes n'étant pas capables normalement de s'exprimer avec des paroles humaines, Dieu les a autorisés à manifester leurs sentiments profonds envers les familles confiées à leurs soins, mais seulement quand meurt un de leurs protégés. Il a permis à la fée d'exhaler son chagrin.
James O'Barry est le pseudonyme d'un homme d'affaires de Boston, qui a écrit à l'auteur à ce sujet ; s'il faut en croire son témoignage, la fée de la mort, comme d'autres créatures du Folklore européen, a traversé l'Atlantique.
Comme de nombreux catholiques irlandais de Boston, O'Barry descend d'une famille arrivée au Massachusetts en 1848, fuyant la grande famine qui décima la population irlandaise au XIXé siècle. Il dirige avec ses deux frères une chaine de supermarchés s'étendant sur toute la Nouvelle-Angleterre.
"J'étais un très jeune garçon" raconte O'Barry. "Un matin, j'étais couché dans mon lit, lorsque j'entendis un bruit étrange, comme les cris d'une folle. C'était au printemps ; dehors les oiseaux chantaient, le soleil brillait, le ciel était bleu. Je crus un moment à une bourrasque, mais en voyant les arbres immobiles je me rendis compte que ce n'était pas le vent.
"Je me levai, m'habillai, et descendis à la cuisine, ou je trouvai mon père assis à table. Il avait les yeux pleins de larmes ; je ne l'avais encore jamais vu pleurer. Ma mère me dit qu'on venait de téléphoner de New York que mon grand-père était mort. Bien qu'âgé, il se portait comme un charme, et son décès était tout à fait inattendu."
Cela se passait avant que O'Barry connaisse la légende de la fée de la mort ; quand il l'eut apprise, il se remémora les lamentations entendues le jour de la mort de son grand-père. Il devait les écouter à nouveau en 1946. Il était alors officier d'administration dans l'armée de l'Air américaine, et servait en Extrême-Orient. A six heures, un matin du mois de mai, il fut réveillé par un faible cri. "Cette fois, dit-il, je sus aussitôt de quoi il s'agissait. Dressé dans mon lit, les cheveux hérissés, j'écoutai le son monter et décroître comme une sirène d'alerte aérienne. Puis il s'éteignit, et je me retrouvai terriblement accablé, car je savais que mon père était mort. Quelques jours après, j'en reçus la confirmation."
Dix-sept ans plus tard, O'Barry entendit pour la troisième fois la voix terrifiante de la fée. Il se trouvait seul à Toronto, au Canada, en voyage d'affaires et d'agrément.
"J'étais cette fois encore au lit ; je lisais les journaux du matin, quand l'horrible bruit frappa soudain mes oreilles. Je pensai à ma femme, à mon jeune fils, à mes deux frères, et je me dis : "Mon dieu, faites que ce ne soit pas l'un d'eux." Mais, pour une raison inconnue, je savais que ce ne l'était pas."
Cela se passait le 22 novembre 1963, peu après midi, et la fée irlandaise pleurait la mort d'une connaissance de O'Barry - John F.Kennedy, président des Etats-Unis.
