L'hôpital et ses fantômes (présentation)

L'Hôpital et ses fantômes (Riget) est une minisérie danoise, créée par Lars von Trier en 1994 et diffusée sur le réseau DR1. En France, la minisérie a été diffusée sur Arte.
Ce feuilleton en 11 épisodes de Lars Von Trier, réalisateur danois de " Breaking the waves " et de la Palme d'or " Dancer in the dark ", est un mélange détonnant de " soap opera ", de satire médicale et de film d'horreur excentrique. Il a pour décor l'hôpital le plus important de Copenhague, nouveau temple de la technologie médicale, surnommé " the kingdom ", " le royaume ". Un hôpital construit sur d'anciens marécages, bientôt perturbé par nombre d'incidents étranges et inexpliqués.
Synopsis
L'histoire se déroule dans le département de neurochirurgie du Rigshospitalet (l'hôpital du royaume) de Copenhague, le principal hôpital de la ville. On suit un petit nombre de patients et membres de l'équipe médicale découvrant un monde surnaturel.
Fiche Technique
Titres : Riget et Riget II
Réalisation : Lars von Trier et Morten Arnfred
Scénario : Lars von Trier, Niels Vørsel (et Tómas Gislason : uniquement saison 1)
Musique : Joachim Holbek
Photographie : Eric Kress
Montage : Molly Marlene Stensgård et Jacob Thuesen
Opérateurs : Eric Kress et Henrik Harpelund
Costumes : Annelise Bailey
Production : Zentropa
Années de production : 1994 pour Riget et 1997 pour Riget II
Distribution
Ernst-Hugo Järegård : Stig Helmer
Kirsten Rolffes : Sigrid Drusse
Holger Juul Hansen : Moesgaard
Søren Pilmark : Krogshøj
Ghita Nørby : Rigmor
Baard Owe : Bondo
Birgitte Raaberg : Judith
Udo Kier : Åge Krüger / Petit frère

Critique de Romain Le Vern
Qu’est-ce que The Kingdom ? A l’origine, une série télé (titre danois : Riget ; titre français : L’hôpital et ses fantômes), transformée en (très) long-métrage, dans laquelle Lars Von Trier passe à la question plusieurs personnages soumis à d’étranges charivaris intérieurs dans un hôpital en pleine perdition. Impression d’être épié, sensation qu’une ombre menaçante plane sur les lieux ou qu’un fantôme hante les corridors. Toute l’artillerie de la série B horrifique passe à la moulinette cynique de Lars Von Trier qui parvient à exploiter deux genres sans se mêler les pinceaux : la comédie pure avec ses gimmicks et slapsticks et le fantastique avec ses ectoplasmes errants.

Lars Von Trier
Chaque saison est composée de quatre épisodes qui reposent grosso modo sur les mêmes bases avec une gradation propre au suspens et un finale tétanisant. Au gré des épisodes, on se rend compte que tous les épisodes reposent sur le même principe tels des jours sans fins amenés à se répéter (Helmer qui enlève ses enjoliveurs, réunion de boulot, coup de théâtre final, suspens graduel qui débouche sur une révélation) tout en restant intrigant et différent. C’est l’illustration du principe Deleuzien qui veut que les épisodes se répètent mais diffèrent à chaque fois. Sous l’impression de redite, Von Trier ménage des surprises. En cela le quatrième volet est ironique parce qu’il commence comme il ne devrait pas (Helmer donne les enjoliveurs de sa voiture aux enfants du coin et arbore un sourire faussement désinvolte). Dans la série, le Royaume est le lieu où l’hôpital fut édifié, comme l’explique le – sublime et ténébreux – générique. Les morts et les vivants cohabitent ensemble, les époques se chevauchent, le sang coule des murs. Mais, avant de verser les effluves gore, L’hôpital et ses fantômes est surtout une série poilante.

Helmer
Plus elle avance, plus elle déploie son humour acide et verse, notamment dans la seconde saison, dans un délire absurde de bon aloi. Car, en creux, au-delà de l’histoire de fantôme qui évoque une ghost story façon Richard Loncraine ou même Hideo Nakata (avec le recul, on pense beaucoup à Dark Water), Lars Von Trier décortique comme à son exquise habitude la cruauté des relations humaines avec une froideur drolatique, des personnages tordus et méchants, et fuit comme la peste toute idée de réalisme. Avec la notion de bluff (Epidemic, implacable "documenteur", en est la preuve), il s'agit d'un sujet récurrent dans sa filmographie, des Idiots (des "vous et moi" deviennent les idiots que la société voudrait qu’ils soient) à Dogville (ambiance dépouillée, pas de décors) ou même Dancer in the dark (pamphlet à mi-chemin entre le mélo et la parodie), grand film mal perçu parce qu’incompris sous prétexte de dramatisation outrancière. Le dessein de Von Trier n’est pas de faire pleurer dans les chaumières (le célèbre "terrorisme lacrymal") mais de faire rire de situations lourdement mélodramatiques (cf. la mère et l’enfant dans la seconde saison) et de jouer la carte de la subversion (sa plus mauvaise blague ayant été Manderlay et son coup de théâtre pas très finaud).

la mère et l’enfant
La seule fois où le cinéaste a réussi à signer une vraie œuvre bouleversante et touchée par la grâce avec le schéma LVT (où la protagoniste est soumise à la méchanceté des autres (encore une fois un Udo Kier redoutable)), c’est avec Breaking The Waves, vrai film sur l’amour fou qui démolit les espoirs et épuise les résistances.
En surface, la série s’intéresse aux relations entre les personnages dans le laborieux monde du travail et souligne au passage que personne n’est foncièrement un salaud même dans les cas les plus extrêmes. Au départ, ils sont tous ordonnés dans des principes précis ; à l’arrivée, ils perdent tous la boule. Même Helmer, le personnage le plus odieux de la série, gougnafier avec ses collègues (quitte à céder aux excès) et sa maîtresse (une femme soumise qui voit en lui l’apollon idoine), suscite l’hilarité, pour ne pas dire provoque la sympathique, tant son personnage s’avère outrancier et méchant. Dans le sillage des vrais méchants comme Von Trier aime à les peindre. Mieux ici, il réussit à rendre attachant voire charismatique un connard qui fait des soliloques où il s’adresse au spectateur en reluquant la cuvette des chiottes.

Madame Drusse
Parmi les protagonistes, il faut en mentionner quelques uns à l’instar de Madame Drusse, vieille maman castratrice, un peu fantasque, persuadée d’avoir le fluide et qui tente, comme dans la plus belle des ghost story, citons La maison du diable de Robert Wise, de communiquer avec les morts et de répondre à l’appel d’une enfant en détresse. Qui est-elle ? Que veut-elle ? Où se cachent les anges et les démons ?
Pilier de la série, incarnation du mal (il pousse le vice à aller jusqu’à Haïti pour se procurer un poison qui transforme ceux qui l’absorbent en mort-vivants), Helmer est un vieux médecin bourru cynique pas assez compétent pour être embauché dans son pays d’origine, qui ne cesse d’hurler sa haine du Danemark. Alors que finalement c’est sur lui qu’il crache. Helmer est tellement pingre qu’il met des cônes pour éviter qu’on lui pique sa place de parking et passe son temps à hurler sur les flics pour mieux balancer sa haine d’un pays qu’il abhorre. C’en devient un gag parce qu'il vaut mieux en rire. Pendant toute la première saison, la série traite de choses universelles (difficulté à travailler en équipe, relations conflictuelles avec des personnages qu’on n’affectionne pas, difficulté de se mettre en couple avec des horaires de taf pas possibles, incapacité de se lancer dans une relation ou de tomber amoureux).

En somme, impossibilité de s’abandonner soi-même à autrui. La série parle également d'un thème que Lars adore : l’abnégation. La naïveté de personnages confrontés à la cruauté âpre de leurs semblables. Ici, le milieu hospitalier, désaffecté et déshumanisé, qui s’occupe plus des guéguerres intérieures que de des patients.
Chaque plan de la série semble comme habité par une entité maléfique qui s’exprime dans les ombres ou à la périphérie du cadre. A chaque instant, le cinéaste traduit ses phobies. On savait LVT friand d’hypnose (Element du crime et Europa fonctionnent comme des séances d’hypnose, Epidemic s’achève sur une séance d’hypnose), il nous le confirme dans le second épisode de la première saison où un patient se fait opérer sous hypnose, précisément par l’hypnotiseur dans Epidemic qui sortait de prison après avoir purgé une peine pour le viol d'une quinzaine de femmes sous hypnose (film également référencé lors d’une scène où une étudiante regarde un film d’horreur et dans lequel on entend les cris de la fameuse séance d’hypnose d’Epidemic). De la même façon que Madame Drusse a recours à l’hypnose en faisant pénétrer son fils dans le passé du Royaume (hilarante scène où il se transforme en pingouin pour affronter un tigre).
Lars démontre une certaine habileté à distiller une atmosphère flippante par la grâce d’une mise en scène virtuose, de plans-séquences travaillés et de scènes potentiellement angoissantes. Mais n’oublie à aucun moment l’humour de situations où le dérisoire et l’horreur grincent de concert (le passage des archives dans l'épisode 3 de la saison 1). A chaque fin d’épisode, on a également droit à une intervention de Lars Von Trier, en speakerine (ci-dessous), qui s’adresse au spectateur : "alors, vous avez trouvé ça monotone et déprimant ?

Mais regardez votre vie, n'est-elle pas monotone et déprimante ? En cela, oui, on est toujours plus à l’aise dans la familiarité." Entre les histoires d’intermittences du cœur et les coups pas drôles (une tête de cadavre dans un sac), tous les personnages sont en proie à d’étranges tohu-bohus qui pourraient s’expliquer par le lieu qui est (peut-être) hanté. A la fin de la première saison, l’explosion est imminente (appels anonymes d’une mystérieuse ambulance, ville étrangement déserte et apocalyptique…) avec la naissance – mémorable – d’Udo Kier. Etrange, vraiment. Mais admirable et passionnant.

Udo Kier
L’hôpital a beau organiser des "opérations sourire", tout le monde tire la tronche. Le faux positivisme ambiant confine à la niaiserie mais c’est la bonne impression qu’il faut donner. On privilégie l’apparence au risque de laisser les conflits s'agiter entre eux. On camoufle les heurts comme on refuse d’admettre que l’hôpital est malade, hanté, déshumanisé. D’une manière plus générale, c’est une véritable autopsie de la férocité universelle, sur un ton cynique et drôle, et une confrontation du rationnel et de l’irrationnel, du mal et du bien, des cornes de diables vociférateurs et des ailes d’anges muets. La vétusté de l’hôpital est celle des relations humaines. Si deux personnages continuent à se détester, ils ne sont voués qu’à leurs pertes réciproques et finissent par s’effondrer. C’est la leçon – très morale – que Lars nous assène, à travers deux personnages mongoliens qui résument de manière explicite les leçons à tirer de chaque épisode. Et Lars rit. Son rire est plus grinçant qu’à l’accoutumée. Découvrir sa série, c’est redécouvrir son cinéma.


Tout les épisodes
Saison 1
Saison 2